Jour : 18 juin 2013

Haïti : Sébastien Jean, l’artiste qui fait surgir de son intérieur monstres, chaos et violence

Haïti : Sébastien Jean, l’artiste qui fait surgir de son intérieur monstres, chaos et violence


Par Chenal Augustin

Dans son premier film documentaire, « Sébastien, un artiste habité », la réalisatrice Maryse Jean Louis Jumelle invite à la rencontre d’un jeune artiste contemporain. Le film transporte dans l’univers tragique, meurtri, dans un monde mis en chaos par Sébastien Jean à travers une œuvre qui appartient à l’expressionnisme abstrait, celle qui bouleverse l’esprit.

P-au-P., 18 juin 2013 [AlterPresse] — « Sébastien, un artiste habité » (27 mn), le premier film documentaire de Maryse Jean Louis Jumelle, produit par Objectif productions, a été projeté, en avant-première, le 14 juin dernier, à la salle Fokal-Unesco, en présence de la réalisatrice et des intervenants du film.

Une tranche de la vie d’un artiste révélatrice, étonnante et bouleversante

Les premières images du film mènent le spectateur à Thomassin (est de la capitale), où a grandi et vit aujourd’hui le jeune artiste. Elles le montrent en train de dessiner sur les murs, chercher ses matériaux de récupération dans les objets hors d’usage.

La genèse de l’histoire de cet artiste débute avec les récits de sa mère – décédée il y a un an. La pauvre Imécile Jean a toujours encouragé son fils dans son aventure artistique : elle lui donnait de l’argent pour se procurer les matériaux nécessaires à son travail de créateur ; elle l’accompagnait à sa toute première exposition, ce qui l’avait rendue fière et satisfaite du travail de son fils.

Ses bienfaiteurs qui l’auront propulsé

L’artiste Mario Benjamin fait une brève apparition dans le film. Il n’y intervient pas. C’est à cet artiste que Sébastien doit sa reconnaissance dans le monde artistique. Il l’a aidé à participer à cette grande exposition collective « Haïti, Royaume de ce Monde », qui s’est tenue à la galerie Agnès B., à Paris, puis en 2011 à la Biennale de Venise, à Miami, et enfin à Jacmel (Sud-est). C’est à lui aussi que Sébastien doit la découverte des célébrités de l’art, comme le maître de l’expressionnisme abstrait, Jackson Pollock, à travers des catalogues d’exposition, des monographies qu’il lui apporte. C’est ce Mario Benjamin qui l’aide à trouver sa propre voie, son expression personnelle.

Un expressionnisme abstrait de chaos

Les interventions dans le film sont illustrées, entrecoupées d’images des œuvres de l’artiste. Les commentaires tentent de décortiquer l’œuvre de Sébastien Jean qui, selon le critique Gary Augustin, rappelle l’expressionnisme abstrait. La galeriste Mireille Pérodin Jérôme nuance ses propos : il est difficile, selon elle, de catégoriser l’œuvre de Sébastien Jean.

Celle-ci est très personnelle. Elle évoque une énergie inouïe, traduit la violence du milieu de l’artiste révolté par les injustices, les inégalités, les préjugés, les exclusions, l’hypocrisie de sa société. Dans sa peinture, des êtres vivants (hommes et animaux), amputés, horrifiés, monstrueux, s’entremêlent. Le chaos qui s’en trouve dégagé est loin d’être lumineux, comme dans la peinture de Frankétienne. D’ailleurs, chez Jean, pour répéter Christian Raccurt, il n’y a pas beaucoup de couleurs. Sa peinture est monochrome. Ce qui donne à sa peinture une atmosphère lourde de solitude, de peur, d’angoisse, de morbidité. Mireille Pérodin Jérôme voit du tragique dans l’œuvre de Sébastien Jean. On sent la blessure, le morcellement des êtres qui emplissent, épars, l’espace des toiles.

L’énergie, qui se dégage de l’œuvre de Sébastien Jean, résulte peut-être de sa technique propre, qu’il fabrique avec la poussière, les cailloux qu’il jette sur les peintures fraîchement répandues, des morceaux de tissus ou de cotons allumés qu’il passe légèrement sur la toile.

Tout cet univers apparaît comme un grand cri assourdissant venu des tréfonds intérieurs bouleversés de l’artiste. Il s’inspire de tout ce qui nous répugne : les odeurs des latrines, des immondices, les bruits de la rue. Il n’aime pas la tranquillité. Il aime bouger.

Sa peinture, empreinte de cette dimension figurative, abstraite, s’ancre dans un monde que l’on a tous en soi. La dure réalité qu’il vit au quotidien, les bruits, les tumultes de la rue dans laquelle il aime errer comme un fou, pour mieux s’en imprégner, son entourage qu’il observe, tout cela se combine et crée la force de sa peinture.

« Sébastien Jean, un artiste habité » est loin d’évoquer la possession par une divinité du vaudou inspiratrice de l’artiste. Il réfute d’ailleurs l’interprétation de vaudou que le houngan Jean Daniel Laffond décèle dans son œuvre. Il est habité par la colère, la révolte contre la situation de notre société, par le désordre, le désir de tout brûler, de mettre à sac. Ce tumulte intérieur, il en fait, non des œuvres belles, jolies, mais des créations chaotiques.

Dimension et limites du film

La narration du film est un texte bien écrit et cohérent. On retrouve aussi cette cohésion dans les commentaires des intervenants. Les images des œuvres qui les illustrent traduisent le sens des propos. Toutefois, certains d’entre eux se veulent des approches subjectives. D’autres consistent en une phrase ou un mot, très élogieux, pour le travail de l’artiste.

Ce qui fait défaut surtout au film est l’absence d’interventions de critiques d’art ou des artistes qui propulsent de nombreux jeunes artistes vers l’art contemporain, au rang desquels Mario Benjamin et Barbra Prézeau.

Rapports ou influences chez l’artiste

On constate également que les deux auteurs (Maryse Jean Louis et Gary Augustin) n’ont pas évoqué les influences d’autres peintres sur Sébastien Jean. Nombre de ses toiles entretiennent des rapports avec celles de Pasko ou de Killy. Avec Pasko, on sent le rapport au niveau des êtres métamorphosés, devenus ailés, volants, se transformant en des monstres. Ce que le peintre lui-même réfute catégoriquement lors des débats qui ont suivi la projection.

Quant à ses sculptures de récupération, elles révèlent ce que l’artiste partage avec les sculpteurs de la Grand-Rue : une liberté d’imaginaire. Leurs pièces évoquent aussi, à travers des objets métamorphosés, transfigurés, la monstruosité, le tragique, le monde ténébreux, chaotique, la crucifixion des corps des personnages ubuesques, schizophréniques aux visages crispés, frénétiques. Sébastien Jean et ces artistes ont aussi en commun, comme beaucoup d’artistes d’ailleurs, la subversion. Leur art est dénonciateur du statut quo.

« Sébastien, un artiste habité » inaugure une série que compte réaliser Maryse Jean Louis Jumelle. La réalisatrice s’est toutefois gardée de révéler le titre et le nom de l’artiste de son prochain film. Avec ce film, Maryse Jean Louis Jumelle apporte sa pierre à la construction de l’édifice de la critique artistique et d’une documentation audiovisuelle sur l’art haïtien. Ce film se révèle un vrai matériau pour aborder l’œuvre de Sébastien Jean, un artiste étonnamment talentueux et aux lendemains lumineux. [ca pj gp apr 18/06/2013 15 :40]

Ce compte-rendu est produit dans le cadre du programme de production et diffusion d’informations multimédia pour une meilleure appréciation des activités culturelles en Haïti, programme mis en place par le Groupe Medialternatif et Caracoli, institutions impliquées dans la communication sociale et la promotion culturelle, avec le soutien de la Fondation de France et de la Fondation Culture Création à travers le programme FIL Culture.

Depuis octobre 2012, AlterPresse (agence en ligne du Groupe Médialternatif) et Caracoli éditent un agenda culturel hebdomadaire. Agenda et compte rendu sont adaptés pour alimenter une chronique radio qui est diffusée sur cinq stations : Radio Kiskeya (Ouest), Radio Express et Radio Jacmel Inter (Sud-est), Radio Paillant Inter et Radio PSG (Nippes).

http://www.alterpresse.org/spip.php?article14726